11
J’aurais dû me douter que mon frère viendrait me voir. J’aurais même dû m’étonner qu’il ne se manifeste pas avant. Quand je me suis levée, le lendemain, vers midi, fraîche comme un gardon, Jason était sur ma chaise longue, dans la cour. Je me suis dit qu’il avait été bien inspiré de ne pas entrer directement, vu qu’on était plutôt en froid, ces derniers temps.
La journée était nettement moins chaude que la veille. Il faisait même un froid de canard, et Jason était emmitouflé dans sa veste de camouflage avec un bonnet de laine enfoncé jusqu’aux yeux. Il regardait le ciel.
Je me suis alors souvenue de la mise en garde des jumeaux et je l’ai examiné attentivement. C’était bien mon frère. Sa signature mentale m’était familière. Cela dit, peut-être qu’une fée pouvait pousser l’identification jusque-là... J’ai fait une brève incursion dans ses pensées. Non, c’était bel et bien Jason.
Ça me faisait drôle de le voir assis là, désœuvré, et encore plus drôle de le voir seul. Jason était tout le temps en train de parler, de boire et de flirter avec des nanas, quand il ne bossait pas pour la voirie ou ne bricolait pas chez lui. Et, lorsqu’il n’était pas en galante compagnie, il avait presque toujours un copain qui le suivait comme son ombre – Hoyt (jusqu’a ce que Holly lui mette le grappin dessus) ou Mel. « Solitude contemplative » n’était pas une expression que j’associais à mon frère. À le voir regarder le ciel comme ça, je me suis dit, tout en sirotant mon café : « Jason est veuf, maintenant. »
C’était un nouveau statut, pour lui, un statut inattendu et lourd à porter. Saurait-il l’assumer ? Il avait eu pour Crystal plus d’affection qu’elle n’en avait éprouvé pour lui. Une nouvelle expérience, pour mon frère, ça aussi. En épousant Crystal – la jolie, la stupide, la volage Crystal –, il avait trouvé son alter ego féminin. Peut-être l’infidélité avait-elle été la seule façon pour elle de réaffirmer son indépendance, de lutter contre cette grossesse qui l’attachait plus étroitement encore que le mariage à Jason... Ou peut-être que c’était juste une garce. Je ne l’avais jamais comprise. Désormais, je n’aurais plus aucune chance de la comprendre.
Je savais depuis le début qu’un jour ou l’autre, je devrais parler à mon frère. Mais j’aurais préféré choisir mon moment. Je lui avais pourtant bien dit de me laisser tranquille, mais il ne m’avait pas écoutée. Le contraire m’aurait étonnée. Peut-être que, pour lui, cette trêve entre nous causée par la mort de Crystal était bon signe. Peut-être qu’il y voyait le préalable à un traité de paix définitif.
J’ai poussé un gros soupir et j’ai ouvert la porte de derrière. Comme je m’étais levée tard, je m’étais douchée avant même de prendre mon café et j’avais déjà enfilé un jean et un pull. J’ai quand même attrapé ma vieille doudoune rose accrochée au portemanteau, derrière la porte, et je l’ai enfilée avant de récupérer les deux tasses de café que j’avais laissées sur la machine à laver.
J’en ai posé une par terre, aux pieds de Jason, et je me suis assise sur la chaise pliante à côté de lui. Il n’a même pas tourné la tête vers moi, et je ne pouvais pas voir ses yeux à cause des lunettes noires.
— Tu m’en veux encore ? m’a-t-il demandé, après avoir avalé sa première gorgée de café.
Sa voix était grave, éraillée. Je me suis dit qu’il avait dû pleurer.
— Tôt ou tard, ça me passera, j’imagine, lui ai-je répondu. Mais je ne te verrai plus jamais de la même façon.
— La vache ! T’es devenue dure. T’es tout c’qui m’reste comme famille.
Les lunettes noires se sont enfin tournées vers moi. Il faut que tu me pardonnes, sinon qui le fera ?
Je l’ai dévisagé, un peu exaspérée, un peu triste aussi. Si je m’étais endurcie, c’était parce que le monde alentour n’avait pas été tendre avec moi. Il avait bien fallu que je me défende.
— Si tu as tellement besoin de moi, tu aurais dû y réfléchir à deux fois avant de me faire ce mauvais plan. Tu m’as tendu un piège, Jason, un vrai guet-apens !
Je me suis passé la main sur le visage. Il avait encore de la famille. Sauf qu’il ne le savait pas. Et ce n’était pas moi qui allais le lui dire. Il essaierait de profiter de Niall aussi, de toute façon.
— Et le corps de Crystal, ils vont te le rendre quand ? ai-je murmuré.
— Dans une semaine, peut-être. Après, on pourra faire l’enterrement. Tu viendras ?
— Oui. Ce sera où ?
— Y a une chapelle pas loin de Hotshot. Elle paie pas d’mine, mais bon.
— La Tabernacle Holiness Church ?
C’était une vieille bâtisse blanche toute décrépite, perdue en pleine cambrousse.
Il a hoché la tête.
— D’après Calvin, c’est là qu’ils font leurs enterrements. Le pasteur est de Hotshot.
— Qui est-ce ?
— Marvin Norris.
Marvin était l’oncle de Calvin – bien qu’il ait quatre ans de moins que lui.
— Il me semble que j’ai vu un cimetière derrière l’église.
— Oui. C’est le clan qui creuse le trou. Y en a un qui assemble le cercueil et un qui fait l’office. Ça sort pas d’la communauté, quoi.
— Tu es déjà allé à un enterrement là-bas ?
— Ouais, en octobre. Un des bébés du clan.
Il n’y avait pas eu de mort d’enfant dans la rubrique nécrologique des journaux locaux depuis des mois. Le bébé était-il né à l’hôpital ou la mère avait-elle accouché chez elle, à Hotshot ? Sa naissance avait-elle seulement été enregistrée quelque part ?
— Tu as revu les flics ?
— Ils ont pas arrêté d’m’interroger. Mais c’est pas moi. Et tout c’qu’ils pourront dire ou me demander y changera rien. Sans parler d’mon alibi.
Je ne pouvais qu’être d’accord avec lui.
— Et pour le boulot ? Comment tu t’es arrangé ?
J’avais peur qu’il ne se fasse virer. Ce n’était pas la première fois que Jason avait des ennuis. Et, bien qu’il n’ait jamais été coupable des délits les plus graves qu’on lui avait mis sur le dos, tôt ou tard, il pourrait faire une croix sur sa réputation de mec réglo.
— Catfish m’a dit de pas venir bosser jusqu’à l’enterrement. Ils vont envoyer une couronne quand on récupérera l’corps.
— Et Hoyt ?
— Pas vu, a-t-il maugréé.
Il avait l’air un peu étonné. Déçu, aussi.
Holly ne voulait sans doute pas voir son fiancé traîner avec Jason. Je pouvais la comprendre. Surtout en ce moment.
— Et Mel ?
— Ah ouais ! s’est-il exclamé, un regain de chaleur dans la voix. Mel me soutient bien. On a travaillé sur son pick-up, hier, et, ce week-end, on va repeindre la cuisine, à la maison.
Il m’a souri. Mais il s’est vite rembruni.
— J’aime bien Mel. Mais Hoyt me manque, a-t-il soupiré.
Pour une fois, ça venait du cœur. J’avais rarement entendu quelque chose d’aussi sincère dans la bouche de mon frère.
— T’as rien découvert sur le meurtre de Crystal, Sookie ? m’a-t-il demandé ensuite. Tu vois... enfin, comme tu sais faire... Si tu pouvais mettre les flics sur la bonne voie, ils trouveraient qui a tué ma femme et mon gosse, et j’pourrais recommencer à vivre comme avant.
Je ne pensais pas que Jason pourrait jamais retrouver sa vie d’avant. Mais j’étais certaine qu’il ne comprendrait pas ça, même si je le lui prouvais par A plus B. Et puis, tout à coup, j’ai vu ce qu’il avait dans la tête avec une netteté parfaite. Bien que Jason n’ait pas les mots pour l’exprimer, il comprenait. Il comprenait vraiment. Mais il feignait de ne pas comprendre et il se donnait du mal, un mal de chien, pour se persuader que tout redeviendrait comme avant dès qu’il se serait débarrassé de cette foutue chape de plomb qui lui était tombée dessus avec la mort de Crystal.
— Ou si tu nous le dis, on pourra s’en occuper nous-mêmes, Calvin et moi, a-t-il poursuivi.
— Je ferai de mon mieux, lui ai-je promis.
Qu’est-ce que vous vouliez que je lui dise ?
J’ai replié mes antennes, en me jurant de ne plus jamais aller fouiller dans la tête de mon frère. Après un long moment de silence – peut-être espérait-il que j’allais l’inviter à déjeuner –, il s’est levé.
— Bon, j’crois que j’vais rentrer, m’a-t-il finalement annoncé.
— Salut.
J’ai entendu son pick-up démarrer. Alors, je suis rentrée et j’ai pendu ma doudoune là où je l’avais prise.
Amélia m’avait laissé un Post-it sur la brique de lait, dans le réfrigérateur.
Salut, coloc ! écrivait-elle en guise de préambule. On dirait que tu as eu de la compagnie, cette nuit... Ne serait-ce pas une odeur de vampire qui flotte dans la maison ? J’ai entendu la porte vers 3 h 30. Ah ! n’oublie pas de jeter un œil au répondeur. Tu as des messages.
Messages qu’Amélia avait écoutés, puisque le voyant ne clignotait plus. J’ai appuyé sur la touche de lecture.
— Salut, Sookie ! C’est Arlène. Écoute, j’suis désolée pour tout. J’aimerais bien qu’tu passes me voir pour qu’on parle. Rappelle-moi.
Je suis restée un moment à regarder le répondeur. Je ne savais pas trop comment réagir. Durant les jours qui avaient passé depuis le coming out des hybrides, Arlène avait eu le temps de réfléchir. Peut-être qu’elle regrettait son esclandre au bar. Est-ce que ça voulait dire pour autant qu’elle était prête à retourner sa veste ? À renier la Confrérie du Soleil et les préjugés qui allaient avec ?
Il y avait un autre message. J’ai reconnu la voix de Sam.
— Sookie, est-ce que tu pourrais venir un peu plus tôt au bar, aujourd’hui, ou me passer un coup de fil ? Il faut que je te parle.
J’ai jeté un coup d’œil à la pendule. Il était pile 13 heures, et je n’étais pas attendue Chez Merlotte avant 17 heures. J’ai appelé le bar. Sam a décroché immédiatement.
— Salut, c’est Sookie. Qu’est-ce qui se passe ? Je viens d’avoir ton message.
— Arlène veut revenir, a-t-il grommelé. Je ne sais pas quoi lui dire. Tu as un avis sur la question ?
— Elle m’a laissé un message sur mon répondeur. Elle veut me parler, lui ai-je annoncé. Je ne sais pas quoi en penser. Une vraie girouette, hein ? Tu crois qu’elle a laissé tomber la Confrérie ?
— Si Whit l’a plaquée, oui.
Ça m’a fait rire.
Je n’étais pas très sûre de vouloir me réconcilier avec mon ex-amie. En fait, plus j’y réfléchissais et plus j’en doutais. Arlène m’avait quand même dit des horreurs, des trucs franchement blessants. Si elle pensait vraiment ce qu’elle disait, pourquoi voudrait-elle recoller les morceaux avec « un monstre » tel que moi ? Et, si elle ne les pensait pas, comment diable ces horreurs lui étaient-elles sorties de la bouche ? Cependant, quand des images de ses mômes revenaient me trotter dans la tête, je sentais ma gorge se serrer. Je les avais gardés si souvent, j’avais passé tant de soirées à jouer avec eux que je m’étais prise d’une réelle affection pour eux. Et ça faisait des semaines que je ne les avais pas vus. En fait, je me rendais compte que ça ne me perturberait pas plus que ça de couper les ponts avec leur mère – Arlène y avait quand même mis du sien : ça faisait un moment qu’elle s’ingéniait à saper notre amitié –, mais les gosses... Ils me manquaient tellement ! C’est ce que j’ai dit à Sam.
— Tu es trop gentille, ma belle, m’a-t-il répondu. Mais je ne crois pas que je tienne à ce qu’elle revienne ici.
Apparemment, il avait pris sa décision.
— J’espère qu’elle trouvera un autre job. Et je lui donnerai de bonnes références parce qu’elle a des gosses, a-t-il néanmoins ajouté. Mais elle me causait déjà des ennuis avant son dernier coup de gueule, et je ne vois vraiment pas pourquoi on se mettrait tous la rate au court-bouillon pour elle.
Après avoir raccroché, je me suis aperçue que la décision de Sam avait influencé la mienne : finalement, je penchais plutôt pour aller rendre visite à mon ex-amie. Puisqu’on ne se verrait plus au bar et qu’on n’aurait donc plus la possibilité de laisser le temps arrondir les angles, j’allais essayer de mettre les choses au clair pour qu’on puisse au moins se saluer quand on se croiserait au supermarché.
Elle a décroché à la première sonnerie.
— Arlène ? C’est Sookie.
— Hé ! j’suis drôlement contente que tu m’rappelles, ma chérie !
Il y a eu un moment de flottement.
— Je me disais que je pourrais passer te voir maintenant, juste cinq minutes, ai-je claironné, pas très à l’aise. J’aimerais bien embrasser les gosses et discuter un peu avec toi. Si ça ne te gêne pas, évidemment.
— Bien sûr que non ! Viens. Laisse-moi juste le temps de ranger un peu.
— Oh ! pas la peine de ranger pour moi !
Je m’étais chargée de son ménage plus d’une fois, parce qu’elle m’avait rendu service ou parce que je n’avais rien d’autre à faire, pendant que je jouais les baby-sitters pour elle.
— J’voudrais pas reprendre mes mauvaises habitudes, a-t-elle plaisanté gaiement, d’un ton si complice que ça m’a fait chaud au cœur... sur le coup.
Je ne lui ai même pas laissé cinq minutes : je n’avais pas raccroché que je sautais dans ma voiture et que je filais, pied au plancher.
Je ne parvenais pas bien à m’expliquer pourquoi je ne faisais pas ce qu’elle m’avait demandé. Peut-être que c’était quelque chose que j’avais perçu dans sa voix. Peut-être que c’était parce que je me rappelais toutes les occasions où elle m’avait laissée tomber, toutes les occasions où elle m’avait humiliée...
Je crois que je ne m’étais jamais attardée sur ces incidents, auparavant – ils me renvoyaient une si pitoyable image de moi-même ! J’avais tellement besoin d’une amie, à l’époque, que je m’étais raccrochée aux miettes qu’Arlène avait bien voulu m’abandonner. Mais, quand la roue avait tourné et qu’elle s’était dégoté un nouveau petit ami, elle n’avait pas hésité une seule seconde avant de renier notre amitié pour gagner les faveurs de son chéri.
Plus j’y pensais, plus je me disais que je ferais mieux de rebrousser chemin. Oui, mais... est-ce que je ne devais pas à Coby et à Lisa de tenter, au moins une dernière fois, de me réconcilier avec leur mère ? Je me souvenais de tous ces jeux qu’on avait faits, de toutes ces histoires que je leur avais racontées avant de les mettre au lit et de toutes ces nuits où j’avais dormi avec eux parce que Arlène avait appelé en me demandant si elle pouvait découcher.
Mais comment pouvais-je encore lui faire confiance maintenant ?
Eh bien, justement. Je ne lui faisais pas confiance. Du moins, pas complètement. C’est bien pour ça que j’allais étudier la situation d’un peu plus près pour voir où je mettais les pieds.
Arlène vivait sur un bout de terrain, en périphérie de Bon Temps, que son père lui avait laissé avant de mourir. Seul un quart avait été débroussaillé, juste assez pour un grand mobile home et un petit jardin. Derrière, il y avait un vieux portique avec une balançoire, qu’un des anciens admirateurs d’Arlène avait monté pour les gosses, et deux vélos d’enfant appuyés contre les montants.
Je le savais parce que j’avais quitté la route pour m’engager dans l’allée du jardin – en friche – de la petite maison d’à côté. Ou, plus exactement, de ce qu’il en restait, vu que l’antique installation électrique de la maison en question avait provoqué un incendie deux mois plus tôt. Il ne restait plus qu’une baraque à moitié calcinée, abandonnée par les anciens locataires qui étaient allés se reloger ailleurs.
Je me suis garée juste derrière, puis je me suis faufilée à travers la haie de mauvaises herbes et d’arbres qui séparait les deux propriétés. En me frayant un chemin à travers les plus épaisses broussailles, j’ai réussi à trouver un poste d’observation idéal. De là, je pouvais surveiller une partie de la cour, devant le mobile home, et tout le jardin derrière. Seule la voiture d’Arlène était visible de la route, puisqu’elle l’avait laissée dans la petite cour devant le mobile home.
De ma position stratégique, je pouvais voir deux autres véhicules derrière le mobile home : un pick-up Ford noir, qui devait bien avoir une dizaine d’années, et une Buick rouge qui datait de la même époque. Le pick-up était chargé de bouts de bois, dont un si long qu’il dépassait de l’arrière.
Je n’ai pas tardé à voir une femme sortir, par la porte arrière de la caravane, sur la petite terrasse de bois qui la prolongeait. Son visage me disait vaguement quelque chose. Ah oui ! Helen Ellis. Elle avait travaillé au bar quatre ans auparavant. Bien que compétente, et si jolie qu’elle attirait les clients comme des mouches, elle s’était fait virer pour retards chroniques. Sam ne l’avait pas renvoyée de gaieté de cœur, mais elle lui en avait voulu à mort. Lisa et Coby venaient de la rejoindre sur la terrasse. Arlène s’était encadrée dans la porte. Elle portait un haut à motif panthère et un caleçon marron.
Les gosses paraissaient tellement plus grands que lorsque je les avais vus pour la dernière fois ! Ils n’avaient pas l’air ravis de partir, en tout cas, surtout Coby. Helen leur a adressé un sourire d’encouragement et s’est retournée vers Arlène.
— Préviens-moi quand ce sera fini, lui a-t-elle lancé.
Elle a marqué un temps, comme si elle cherchait ses mots. Peut-être voulait-elle dire quelque chose sans que les enfants comprennent ?
— Elle n’aura que ce qu’elle mérite, a-t-elle ajouté.
Je ne la voyais que de profil, mais son sourire radieux m’a retourné l’estomac. J’ai eu du mal à faire redescendre mon café.
— D’accord, Helen. J’t’appellerai quand tu pourras les ramener, lui a répondu Arlène.
Il y avait un homme derrière elle. Il était dans la pénombre de la caravane et je ne pouvais pas l’identifier avec certitude, mais il ressemblait au type que j’avais assommé avec mon plateau, au bar, deux mois plus tôt, celui qui s’était montré si charmant avec Pam et Amélia. Il faisait partie des nouveaux amis d’Arlène.
Helen et les gosses se sont éloignés dans la Buick.
Arlène est rentrée dans le mobile home. J’ai fermé les yeux pour mieux la localiser à l’intérieur. J’ai découvert qu’il y avait deux hommes avec elle. Voyons, à quoi pensaient-ils donc ? J’étais un peu loin, mais, grâce au sang de vampire qui coulait dans mes veines, je pouvais élargir ma zone de réception.
Ils pensaient à me faire subir des trucs atroces.
Accablée, je me suis accroupie derrière un mimosa dénudé. Jamais je ne m’étais sentie aussi triste, aussi malheureuse. D’accord, je savais depuis un moment déjà qu’Arlène n’avait rien d’une bonne âme, ni même d’une amie fidèle. D’accord, je l’avais entendue prêcher avec hargne et rancœur l’éradication des vampires et de toutes les Cess. D’accord, j’avais bien fini par me rendre compte qu’elle en était arrivée à me mettre dans le même sac. Mais je n’aurais jamais cru que le peu d’affection qu’elle avait pu me porter s’était, à ce point, transformé en haine.
J’ai sorti mon portable de ma poche.
— Bellefleur, a répondu Andy d’un ton brusque.
On n’avait jamais été copains, Andy et moi, mais, pour une fois, j’étais drôlement contente d’entendre sa voix.
— Andy, c’est Sookie, lui ai-je annoncé, en veillant bien à ne pas parler trop fort. Écoute, il y a deux types dans le mobile home d’Arlène avec elle, et ils transportent de longs bouts de bois à l’arrière de leur pick-up. Ils ne savent pas que je les ai repérés, mais ils ont l’intention de me faire subir le même sort qu’à Crystal.
— Tu as une preuve que je pourrais présenter devant un tribunal ? m’a-t-il demandé, avec sa circonspection habituelle.
Même s’il ne m’avait jamais adorée, Andy avait toujours secrètement cru à ma télépathie.
— Non. Ils attendent que j’arrive. J’ai rendez-vous avec Arlène chez elle.
Je me suis rapprochée à croupetons, en priant Dieu et tous ses saints que les trois complices ne soient pas en train de regarder par les fenêtres du fond. Il y avait aussi une boîte d’énormes clous, à l’arrière du pick-up. J’ai fermé les yeux, submergée par des visions d’horreur.
— Weiss et Lattesta sont avec moi, m’a appris Andy. Est-ce que tu serais prête à y aller, si on te couvrait ?
— Bien sûr.
J’en avais autant envie que de me pendre (et je n’étais aucunement suicidaire, je tiens à le préciser), mais je savais que, d’une manière ou d’une autre, j’allais être obligée de le faire. Ça pouvait laver Jason de tout soupçon. Ça pouvait signifier la vengeance... pardon, la condamnation des meurtriers pour la mort de Crystal et de son bébé. Ça pouvait envoyer une poignée d’intégristes de la Confrérie du Soleil derrière les barreaux, et peut-être même servir de leçon aux autres.
— Vous êtes où ? ai-je demandé, la peur au ventre.
Je tremblais comme une feuille.
— On est déjà en voiture. On peut être là dans sept minutes.
Précis, Andy !
— Je me suis garée derrière la maison des Freer... Faut que je te laisse, quelqu’un sort de la caravane.
Whit Spradlin et son pote – impossible de me souvenir de son nom – ont descendu les marches de la petite terrasse pour décharger les bouts de bois, lesquels étaient déjà coupés pile à la bonne longueur... Whit s’est retourné vers la caravane pour crier quelque chose et Arlène est sortie à son tour, son sac en bandoulière. Elle s’est dirigée vers la cabine du pick-up.
Bon sang ! Elle allait filer ! Elle allait se débiner, en laissant sa voiture garée devant le mobile home pour me faire croire qu’elle était là ! Le restant de tendresse que j’avais pu garder pour elle s’est désintégré à la seconde où j’ai compris ça. J’ai consulté ma montre. Il restait environ trois minutes avant l’arrivée d’Andy.
Arlène a embrassé Whit et adressé un signe de la main à l’autre type. Les deux mecs sont rentrés se planquer dans la caravane pour que je ne les voie pas en arrivant. D’après leur plan, je devais me garer devant et frapper à la porte d’entrée. L’un d’entre eux l’ouvrirait alors à la volée pendant que l’autre me sauterait dessus pour me tirer à l’intérieur.
Game over !
Arlène a ouvert la portière du pick-up.
Il ne fallait pas qu’elle s’en aille. Dans cette affaire, c’était elle, le maillon faible, j’en étais persuadée. Je le savais, je le sentais.
Mon Dieu ! ça allait être terrible. J’ai pris mon courage à deux mains.
— Salut, Arlène ! lui ai-je lancé en sortant de ma cachette.
Elle a fait un bond de deux mètres en poussant un cri d’orfraie.
— Bonté divine ! Sookie, mais qu’est-ce que tu fiches dans mon jardin ?
Elle a fait de son mieux pour se reprendre. Dans sa tête, c’était un vrai sac de nœuds : la colère, la peur, la culpabilité se mêlaient aux regrets (si, si, je vous jure, il y en avait un peu).
— Tu m’avais dit de te laisser du temps, alors j’attendais.
Je n’avais pas la moindre idée de ce que je devais faire, après ça. L’essentiel, c’était de la retenir. Et j’allais peut-être être obligée de le faire physiquement. Les deux types, à l’intérieur, ne s’étaient pas encore aperçus de ma présence. Mais, à moins d’un coup de chance extraordinaire, ça n’allait pas tarder. Et avec la veine que j’avais en ce moment...
Arlène s’était figée, les clés du pick-up à la main. Rien de plus facile que d’aller me balader dans sa tête. Et pas la peine de chercher bien loin : tout était écrit là, noir sur blanc.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu t’en vas ? lui ai-je demandé, jouant l’innocente. Tu étais censée m’attendre chez toi.
Tout à coup, la lumière s’est faite dans son esprit. Elle a fermé les yeux, bourrelée de remords et de culpabilité. Elle s’était voilé la face. Elle s’était réfugiée dans sa bulle pour ne pas voir jusqu’où les deux hommes avaient l’intention d’aller, pour que ça ne l’atteigne pas, pour ne pas en souffrir. Mais ça n’avait pas marché – ce qui ne l’avait pas empêchée de me trahir quand même. Et, maintenant, elle se retrouvait sans défense, face à sa propre conscience.
— Tu es allée trop loin, lui ai-je assené, avec un tel détachement et d’une voix si égale que je n’en suis pas revenue moi-même.
J’ai poursuivi, enfonçant le clou :
— Personne ne comprendra. Personne ne te le pardonnera.
Elle a écarquillé les yeux, horrifiée : elle savait que je disais vrai.
Mais, à mon tour, j’ai eu un sacré choc. Parce que, subitement, et sans aucun doute possible, j’ai su qu’elle n’avait pas tué Crystal, pas plus que les deux types dans la caravane. Inspirés par la mort de ma belle-sœur, ils avaient prévu de me crucifier parce que ça leur paraissait être un bon moyen de montrer à tout le monde ce qu’ils pensaient de la Grande Révélation des changelings. J’avais été choisie pour être sacrifiée sur l’autel de leurs convictions. Bien que je ne fusse pas un changeling – ce qu’ils savaient parfaitement –, j’allais leur servir de bouc émissaire. En fait, ils pensaient même que je leur offrirais moins de résistance, que je me défendrais avec moins de force parce que je n’étais qu’une sympathisante, pas un véritable hybride. Seigneur ! Je n’arrivais pas à le croire.
— Tu fais peine à voir, lui ai-je alors lancé.
Je semblais incapable de m’arrêter et j’avais toujours cette voix froide, ce même détachement incroyable. Comme si ça ne suffisait pas, j’en ai rajouté une couche.
— Tu n’as jamais voulu regarder la vérité en face, hein ? Tu te prends encore pour un joli brin de fille de vingt-cinq ans, et tu attends toujours qu’un bel inconnu tombe du ciel et te voie enfin telle que tu crois être. Tu t’imagines qu’il va prendre soin de toi, te permettre de quitter ton boulot, envoyer tes gosses dans des écoles privées où ils n’auront jamais à fréquenter des gens différents d’eux. Mais ça n’arrivera jamais, Arlène. Parce que la voilà, ta vie, ta vraie vie.
J’ai embrassé d’un large mouvement de la main son mobile home sur son bout de jardin mal entretenu, le vieux pick-up et le reste du terrain en friche. C’était le truc le plus cruel que j’aie jamais dit. Et le pire, c’est que c’était la stricte vérité.
Alors, elle s’est mise à crier, crier, crier. Elle ne pouvait plus s’arrêter. Je l’ai regardée droit dans les yeux. Elle essayait bien de détourner les siens, mais elle semblait en être incapable.
— Espèce de sorcière ! a-t-elle sangloté. T’es qu’une maudite sorcière ! Parce que ça existe, et t’en es une !
Si elle avait eu raison, j’aurais pu empêcher ce qui a suivi.
Au même instant, Andy se garait chez les Freer, à côté de ma voiture. D’après ce qu’il savait, il avait encore le temps de jouer la surprise et de coincer les mecs dans la caravane. J’ai vaguement entendu sa voiture dans mon dos. Mais toute mon attention était concentrée sur Arlène et sur la porte arrière de la caravane. Weiss, Lattesta et Andy sont arrivés derrière moi juste au moment où Whit et son pote sortaient comme des fusées, le fusil à la main.
On s’est retrouvées prises entre deux feux, Arlène et moi. J’ai senti la chaleur du soleil sur mon bras, la petite brise fraîche qui soulevait mes cheveux et agitait une mèche devant mes yeux. Par-dessus l’épaule d’Arlène, j’ai vu le visage du copain de Whit et, tout à coup, j’ai retrouvé son nom : il s’appelait Donny Boling. Et il était allé chez le coiffeur récemment. Ça se voyait parce qu’il y avait une bande blanche dans sa nuque. Il portait un tee-shirt de la Confrérie du Soleil et il avait les prunelles marron.
Et il visait l’agent Weiss.
— Ne faites pas ça ! lui ai-je crié. Elle a des gosses !
Il a écarquillé les yeux, les pupilles dilatées par l’effroi.
Puis il a braqué son fusil sur moi. Il a pensé : « C’est elle qu’il faut descendre ! »
Le coup est parti à la seconde même où je me jetais à terre.
— FBI ! Jetez vos armes ! a braillé Lattesta.
Mais ils n’ont pas obéi. Je ne crois pas qu’ils aient seulement compris ce qu’on leur disait.
Alors, Lattesta a tiré. On ne pourrait pas lui reprocher de ne pas les avoir prévenus.